A travers chants
Réflexion sur l’œuvre d’Emmanuel Aragon Chants pour t’emporter
Laurent Croizier, août 2005

 

Elles. Parées d’ors et de nacre. Drapées de velours et de soies rares. Ornées de mille et un accessoires précieux. Fardées des dernières substances de l’industrie cosmétique. Immergées dans l’atmosphère feutrée de décors merveilleux. Déhanchées ou courbées de manière improbable. Poudrées, parfumées, éclairées, coiffées. éclatantes, incontournables, multi-diffusées…

 

mais absentes.

Avocates éphémères de produits sans âme ni souffle. Enchaînées à l’objet-roi. Serviles. Inertes et virtuelles. Ornements banals pour papier glacé. Phantasmes stériles de l’homo-consommateur. Asservies. Sans odeur ni voix. Anonymes. Figées. Mortes.

 

Ces deux images — reflets contraires de l’exposition ambiguë des modèles féminins dans la presse — sont-elles immuables ?

 

Est-il envisageable de percevoir différemment ces clichés, cette foule iconographique anonyme ?

 

À l’instar des curieux et des utopistes qui veulent voir au-delà de l’immédiateté, au-delà de la surface de la réalité, Emmanuel Aragon porte un regard singulier sur ce « paysage » esthétique qui nous entoure.
Son matériau est double et résolument contrasté : photographies de magazines et poèmes. Isolant, ici un regard ou une attitude, là une main ou un buste, découpant, recadrant, déchirant, rognant, détournant, perforant, restructurant maints imprimés, il y mêle — par la récurrence de « chants » intérieurs — le souffle indicible de la poésie.
à coups de ciseaux, de cutters, de décoloration, de collages, de remodelage…, il change notre appréhension des paysages, des visages et des corps dont la presse nous rassasie.
En découle une invitation au voyage. Celui de la perversion de la matière, celui de la déconstruction plastique, celui de la déstabilisation visuelle… dont le seul but est d’atteindre l’imaginaire, le sensuel, le mystère, le vivant.
Car, loin de détruire l’intensité expressive du matériau originel, Aragon la décuple.

Page après page, son parti pris esthétique crée un univers étrange où images et mots se répondent, dialoguent, s’interrogent.
Les modèles et les paysages qui hantent les différents opus (Livre des belles, Livre des décors, Livre des visages, Livre des vêtements, Livre des épaules, Livre des manques, Livre des noirs présentés sans ordre ou hiérarchie préétablie, dans une architecture volontairement aléatoire) apparaissent alors sous un jour nouveau.
Irréels et inhumains à l’origine, les êtres s’ « humanisent » soudain. Des clichés muets et froids disséminés dans nos revues préférées, jaillit alors cette étincelle de vie que l’on croyait éteinte. Les yeux, les mouvements, les traits deviennent songeurs, spirituels, rieurs, déprimés, hautains, mélancoliques, aimants… Visages, et corps — désormais emplis d’un souffle profond — expriment, parlent…

Non satisfait de leur avoir rendu la parole, des les avoir élevés, poétisés, Aragon poursuit son exploration artistique.
L’image — tout comme le modèle qu’elle véhicule — peut-elle survivre à l’amputation, à la dénaturation, à la disparition ? ôter un regard, une tête, un membre… trancher ce que notre éducation visuelle juge indispensable… Quelle perception, quel sentiment naissent de la violence d’une telle opération ? Peut-on comprendre, apprécier, lire, percevoir ce qui demeure d’un cliché après lui avoir infligé ce traitement imposant le manque, l’absence… ? L’artiste nous convie à cheminer avec lui au gré du malaise, de l’étrangeté, du climat qui en découle.
Ce jeu d’opposition entre le vide et la matière ne cesse de nous questionner.
De fait, le contraste entre la luxuriance d’un cliché saturé de couleurs ou de formes et la page blanche est riche de sens : il pérennise, dans la mémoire, l’éblouissement du foisonnement pictural précédemment visualisé. D’où l’absolue nécessité de rendre présente l’absence…

 

Chacun l’aura compris, l’univers d’Aragon est protéiforme. Liberté, jeu, mystère et poésie l’animent. Images et textes se fondent en objets-supports autonomes et uniques : les fameux « Livres », exposés ici. Au nombre de sept — rythmés de sept « Chants » utilisés à la manière de leitmotive —, ils sont autant d’antidotes à la banalité sclérosante du quotidien.

 

 

Laurent Croizier
Historien, musicologue, dramaturge, il est aussi directeur adjoint des publics et du développement, responsable de la communication pour l’Opéra national de Bordeaux. Outre ses activités de conférencier, il est l’auteur de plusieurs livres et de nombreux articles sur la musique, la danse et la gastronomie.

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