La forme de la discussion
Julie Diabira, 2019

Les chevilles les poignets, table ancienne gravée, Emmanuel Aragon, frottage, graphite sur papier

À l'usure, les mots suffisent à rendre la surface trouble. Tout comme l'objet gravé par Emmanuel Aragon, les paroles sont d'abord un voyage intérieur, un retour au corps. Les personnages qu’il convoque en creux surgissent par le truchement des traces langagières saisies au passage, lors d’une traversée humaine, à l’occasion d’une marche dans des vies ordinaires.

Les paroles se retiennent, elles tiennent bon, et si elles tentent de fuir parfois, Emmanuel Aragon les contient, les élève dans ses carnets. Elles finissent par vivre avec elles-mêmes, à travers le temps. Plus tard, il interroge leur empreinte et compose une partition où les mots s’animent et jouent dans l’espace qu’il leur réserve. Plasticien, il travaille le geste qui se décide sous sa main et d’autres lignes s’entremêlent à la matière initiée. Les signes du langage apparaissent à la surface qu’il ne cesse de gratter, ôtant la pellicule pour recueillir le sens. La surface est à vif, béante, certaines tensions visibles. La pro-fusion se fige, comme un monologue achevé enfin. L’artiste laisse retomber les éclats résiduels, en dépositaire d’un récit. L’histoire a été modelée, par contours intérieurs, la forme se révèle en résonance. D’autres scènes se succèderont, apparaitront par surprise, la mécanique chaque fois se trouve renouvelée.

Signes, graphies, unissent et nous lient à notre communauté. Dans le travail d’Emmanuel Aragon on entend dire, on réagit au bruit, on ressent le corps qui évolue et laisse des traces, une traînée d’encre ou de poudre. Et dans le vide, le blanc inhabité, on respire les silences perdus. Notre mémoire s’active, un événement, une sensation, le souvenir qui revient, il ne s’était jamais éteint. “Colère”.

Entre les êtres, certains gestes, certains pas assumés définissent des trajectoires de vie. Tous les mouvements qui font se frôler les peaux. La pensée de l’artiste est soutenue par l’émotion et les liaisons, par le passé qui s’immisce sans s’annoncer. De l’histoire et de la manière, il traduit avec l’imprécision de l’imagination des récits amoureux, des crises, des doutes et fait naître une raison en celui ou celle qui s’avance vers son œuvre pour la lire. Du bout du regard d’abord puis au plus près des dires écrits, un écho profond s’adresse à tous. La compréhension du texte fait souche, les rhizomes verbaux continuent leur progression lente avec ou sans entendement. Vivante. La langue s’écoute, elle se meut, elle se distord. Mélange, un autre langage pour entrer en connexion avec un monde nouveau, fait de murmures voyageurs.

Contenir.
Lentement, délicatement, un mur remplit de son rouge verbe, perce le pan et crie.

Une armoire à remiser en bois massive accolée à une paroi lisse déverse ses paroles et le noircit par comme un calque au carbone, la sanction relevée.

Un bureau d’écolier limé à coup de griffures, est marqué par l’habitation passagère d’un enfant. Subterfuge, le geste en marge de l’apprentissage et des conventions attendues. Opérant à la discrétion, revendiquant pourtant sa présence en cet endroit de passage, l’élève marqua plus que son nom, plus qu’un mince graffiti à la pointe de son compas.

Emmanuel Aragon nous renvoie ici à la perception que l’on peut avoir à l’âge tendre des possibles. Quand on se sent le pouvoir de devenir tout autre, un beau jour, dans le temps tout nous sera permis d’espérer.

Un état.
L’œuvre d’Emmanuel Aragon nous ramène à un instant de nos vies. L’avant soi, celui qui emportait ses rêves dans un panier percé. Déambulations dans le temps, voyage dans un jardin à semer. Sans doute lutte-il contre toute actualité, avec l’idée que nos expériences nous traversent et nous transforment prodigieusement.

Avec des marques, des cicatrices, taillées comme une mine prête à esquisser les formes de nos divagations intérieures, il manifeste ses espérances humaines.

Aujourd’hui est du souvenir.

Tout dans son œuvre est classé. Dans un dossier, un carnet, un format de papier, un pan de mur, un objet. Dans une salle d’archive, le texte en est une, un écrit est une composition avec un ordre, une combinaison. Classé et consigné, par importance, ce qui est matière à ses œuvres possède la valeur de son intérêt à le transformer ou à lui trouver une place, un répondant, un support.

Report. La relation entre les mots et socle d’où ils surgissent, entre l’espace qu’ils habitent et les personnages qui s’y côtoient, laisse à penser que c’est d’elle qu’il s’empare et par son travail, la rend féconde. Un lien, un fragment, une rencontre, s’allient au rythme et à la poésie. Une expédition. Dans son œuvre, les indices ne manquent pas, ils sont visibles à qui veut mener sa propre chasse. Une traque commence toujours par une scène. Que se joue-t-il, ou atteste de ce qui s’est produit par le passé?

Les ramifications d’une œuvre à l’autre nous renvoient à la singularité de chaque pièce qui s’éclaire à sa propre lumière. Quand elle tolère aussi d’autres sources de jour, éphémères, celles que les personnages regardants voient à l’aune de leur vie personnelle. Le libre court, chacun poursuit son chemin et croise d’autres semblables. Seules s’agitent les réflexions en partage, les vécus qui se mêlent, les terres d’héritage, les banquets de famille, les cours de récréations, les salles publiques à oratoire.

L’écrit est l’enregistrement de la parole qui fuit, pourtant le tableau noir s’efface aussi. Emmanuel Aragon semble porter secours à la perte. Étirant les voix entendues, allant jusqu’à les déraciner pour les repiquer en d’autres lieux. Résistant à l’évanescence comme un fantôme refuse de quitter l’espace des vivants.

EMMANUEL ARAGON


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